Les années de plomb à Schaerbeek (1970-1989)
Pendant deux décennies, la politique du bourgmestre Roger Nols se caractérisa par la prise de mesures discriminatoires, xénophobes et antisociales. Sa majorité exacerba les antagonismes et les peurs, en ciblant des boucs émissaires. En furent successivement victimes : la communauté flamande d’abord (cfr l’affaire des guichets), ensuite et durablement les familles immigrées non européennes, enfin les personnes précarisées (cfr les interruptions temporaires de l’aide d’urgence par le CPAS).
Roger Nols entama sa carrière politique comme libéral, puis devint F.D.F (l’actuel parti « Défi »), ensuite indépendant ; il la clôtura logiquement sur les bancs du Front national.
Seul effet positif : son attitude démagogique fédéra contre elle l’ensemble du monde associatif et militant, très dynamique dans la commune. Évoquons simplement Le Front antiraciste, l’Agence schaerbeekoise d’information, les comités d’habitants contre le plan Manhattan, le G.A.S.S. (Groupe d’action Schaerbeek-St-Josse contre le projet d’autoroute urbaine entre le quartier Nord et l’aéroport), etc.
L’amorce d’un mouvement citoyen (1988)
A l’approche des élections communales d’octobre 1988, la crainte était réelle de voir la majorité en place reconduite pour 6 ans, d’autant plus que les partis opposés à la ligne du maïeur étaient très minoritaires. Six ans plus tôt, la liste progressiste « Démocratie sans Frontières » avait échoué, en ne récoltant que 1.100 voix et aucun siège !
Comment faire entendre une voix alternative ? Comment exiger une autre manière de gérer la commune ? Ces questions agitaient l’esprit de quelques Schaerbeekois qui se réunirent au printemps 1988 (1) et décidèrent de rédiger une déclaration en 6 points (voir en annexe). Ce texte, qui prenait le contrepied de la politique communale, sera signé par 500 habitants et largement médiatisé avant les élections communales. C’était l’acte de naissance de « Démocratie schaerbeekoise » !
Une fois la nouvelle victoire de la majorité nolsiste confirmée, une première assemblée citoyenne se tint, le 18 octobre 1988, dans les locaux du « Bouillon de Cultures », association qui accueillera gracieusement D.S … pendant trente ans !
Cette assemblée se choisit un bureau exécutif de 11 personnes (2) et prit trois décisions déterminantes :
1/ convoquer régulièrement des assemblées-débats sur des questions spécifiquement communales ;
2/ envoyer un observateur-rapporteur à chaque séance du conseil communal ;
3/ publier un périodique trimestriel qui sera la caisse de résonance du mouvement.
La présence critique à chaque conseil communal et de police
Le conseil communal représente le pouvoir législatif de la commune. Il a donc semblé fondamental d’y envoyer systématiquement un délégué du mouvement pour exercer notre vigilance démocratique.
C’est ainsi que 16 personnes se succédèrent pendant 30 ans en vue de couvrir les débats de la plupart des 300 séances de cette instance (3). Sans prétendre à l’objectivité, les observateurs, installés sur le banc des journalistes, rédigeaient un rapport critique des échanges argumentés comme des empoignades théâtrales, concernant des points importants ou secondaires de l’ordre du jour.
Plus tard, l’idée d’assurer une présence régulière aux réunions du conseil de police parut aller de soi. Plusieurs personnes s’engagèrent dans ce sens (4). Leurs interpellations eurent pour conséquence de rendre ces séances moins formelles et plus riches en discussions de fond.
Le périodique « Démocratie schaerbeekoise » répercutera systématiquement ces comptes rendus aux membres du mouvement ainsi qu’au bourgmestre, aux échevins et à tous les conseillers communaux. A ce jour, 126 numéros ont été édités.
Cette relation des interventions des élus, en séance du conseil, a évidemment soulevé de fréquentes réactions des mandataires publics, désirant ajouter des précisions ou sollicitant des correctifs aux rapports.
Il est clair que le périodique était lu par les autorités communales. Il a joué un rôle majeur d’information, de sensibilisation et de contrôle démocratique.
Une trentaine de personnes ont pris en charge durant cette longue période la gestion du fichier des membres cotisants, l’impression, l’expédition et la promotion de ce trimestriel, ainsi que la comptabilité de D.S. (5).
Des Assemblées pour booster le débat démocratique
Au rythme de 2 à 3 par an, près de quatre-vingt assemblées citoyennes furent organisées. Ouvertes à tous les habitants, elles étaient presque toutes consacrées à une matière communale. Avec des succès de participation inégaux au gré des temps : de 70 à une dizaine de personnes. Parfois en présence de conseillers communaux, dont certains deviendront bourgmestre ou échevins et seront alors invités à ce titre.
La jeunesse, l’environnement, la sécurité, l’information (« avec Schaerbeek-Info »), le CPAS, l’enseignement, le logement, la culture, les sports, le Neptunium, les finances, tels furent les multiples sujets débattus, quelquefois à plusieurs reprises. Des experts étaient de temps en temps appelés en renfort pour alimenter la discussion.
Les questions de démocratie locale, d’une brûlante actualité, furent aussi abordées. A titre d’exemples : comment réconcilier les citoyens d’avec les acteurs politiques ? Comment intéresser et rapprocher les jeunes, les associations, les populations d’origine étrangère du monde politique ? Comment combattre l’extrême-droite ?
De plus, avant chaque scrutin communal (en 1994, 2000, 2006, 2012 et 2018), des assemblées déterminaient les formes de participation de notre mouvement à la campagne électorale (envoi d’un questionnaire à chaque parti sur son programme et sur les alliances envisagées et publication des réponses). Et après les élections, D.S. invitait des représentants des nouvelles majorités et des oppositions.
Plusieurs autres rencontres eurent pour but d’évaluer l’action du mouvement et son avenir, souvent incertain. Combien de fois ne s’est-il pas posé la question de sa dissolution ?
Enfin, D.S. n’hésita pas à faire la fête. L’action politique locale ne comporte pas que des aspects austères ou rébarbatifs. Il y eut aussi place pour le plaisir, à commencer par celui d’agir et « d’y croire » ensemble.
Des moments forts
Des initiatives exceptionnelles furent prises au cours de ces trois décennies. En voici les principales :
– en 1994 : – distribution du tract « Ne votez pas pour nous ! » de D.S. par une cinquantaine de militants, dans les 56.000 boites à lettres (1030) ;
– participation à la campagne, « Extrême-droite ! Non merci ».
– le 17/9/1999 : conférence-débat : « La bataille du rail » avec un conseiller d’Isabelle Durant, ministre de la mobilité, un délégué de l’administration régionale de l’équipement et d’Inter-environnement et l’échevin de l’urbanisme, B. Clerfayt.
– en 2000 : + réécriture de la charte fondamentale du mouvement après débat en assemblée
+ adhésion à un appel d’un collectif pour une majorité progressiste à Schaerbeek.
– le 20/9/2000 : conférence de Riccardo Petrella : « Citoyens de Schaerbeek et du monde. Les enjeux de la démocratie locale. »
– le 27 mars 2004 : matinée de formation sur le budget communal, avec le concours d’Anne Deroitte, économiste, Marc Frère, receveur communal à la ville de Bruxelles et J.P. Brouhon, échevin des finances à Ixelles (25 participants).
– le 7/10/2004 : débat public sur le budget, coorganisé à l’hôtel communal par D.S et les autorités schaerbeekoises (le bourgmestre, l’échevin des finances et un représentant de l’opposition).
– les 31/3, 21/4 et 12/5/2009 : 3 conférences sur la « Région bruxelloise en débat » par Caroline Sägesser (CRISP), Joost Vaesen ( VUB) et Maurice Seewald (BruXselforum).
– Le 27/11/2013 : débat public à l’hôtel communal sur des expériences d’ombudsman avec la participation du bourgmestre, d’un délégué de D.S., et des ombudsmen d’Anvers et de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
– le 17/5/2015 : débat sur les contrats de quartier et les marchés publics à Schaerbeek avec Inter-Environnement.
– en 2018 : publication d’un « conte bruxello-persan », à propos des institutions régionales et communales actuelles.
Par ailleurs, D.S. créa, au cours de son histoire, plusieurs groupes de travail sur des sujets sensibles tels que :
- les expériences de démocratie participative dans le monde (André Degand),
- la rénovation du Neptunium (Colette Scheenaerts et Anne Deroitte),
- le fonctionnement du CPAS (Albert Martens et Jean Peeters).
La démocratie interne
Notre mouvement s’est constitué pour rendre la politique communale plus transparente et pour la rapprocher de la population ; en bref, pour imaginer ou renforcer des formes de participation démocratique.
Par souci de cohérence, il fallait que notre démocratie interne soit exemplaire. Dans cet esprit, on s’est doté progressivement de quelques règles de fonctionnement ; en particulier pour composer le bureau qui pilote D.S. :
1/ son élection se fait, par vote secret, par tous les membres cotisants, réunis en assemblée ;
2/ les candidats doivent adhérer sans restriction à la charte de base de D.S. Ils doivent être cotisants depuis un an au moins et avoir pris part à des assemblées ou des groupes de travail. Ils ne peuvent exercer de mandat politique à la commune ou au Cpas, ni être président de la section locale d’un parti schaerbeekois ;
3/ les mandats au bureau sont d’une durée de 2 ans et ne sont renouvelables consécutivement qu’une seule fois.
Cette dernière condition s’est souvent avérée problématique, car de nouveaux candidats manquaient régulièrement à l’appel. Ce qui s’est effectivement produit en 2015. Un groupe volontaire de 8 personnes s’est alors créé avec la mission de conduire le mouvement jusqu’aux élections d’octobre 2018 (6).
Au cours des trois décennies d’activités, 37 personnes différentes se sont engagées dans les bureaux successifs.
Esquisse d’un bilan
Ce mouvement de citoyens voulait d’abord transformer profondément le climat délétère de l’époque. Une fois acquises les démissions de Roger Nols et des échevins de sa tendance, on put passer à une autre étape : faire en sorte que la démocratie participative contrôle, oxygène et stimule en permanence la démocratie représentative. Un pouvoir surveillé est moins tenté par les dérives de toutes sortes.
Quel regard porter sur ces trente années ? Quel fut l’apport de D.S. ?
Quelques éléments positifs :
- la production et la transmission d’une information critique, substantielle, indépendante de tous les pouvoirs, sur la vie politique locale.
- A cet égard, le trimestriel de D.S. a pleinement rempli son rôle.
- l’offre d’un espace démocratique disponible à toutes les actions citoyennes, qui a permis à D.S. de relayer et d’appuyer des initiatives d’autres organisations
- (exemples : l’action contre le commissaire de police Demol, « extrême droite ! Non merci », la distribution sans autorisation de tracts, etc…)
- la sollicitation et la mobilisation, au moins temporaire, d’experts dans les divers secteurs de l’action politique.
- la mise en lumière de certaines questions politiquement délicates et souvent taboues, telles que l’avenir de la piscine communale, le Neptunium, la gestion opaque des asbl paracommunales, les discussions bâclées au conseil de police, la création toujours retardée d’un poste d’ombudsman. A cet égard, le travail permanent des membres de D.S. a vraiment porté ses fruits et a sans doute suscité la libération de la parole de simples citoyens, par le biais des interpellations de plus en plus nombreuses aux séances du conseil communal.
- Démocratie schaerbeekoise, comme sas et tremplin pour certains de ses membres vers d’autres engagements politiques ou associatifs.
Des échecs ou des objectifs non atteints :
– la difficulté récurrente de D.S. à élargir sa base militante, à la renouveler, la rajeunir et à l’ouvrir aux diversités.
Comme d’autres organisations sociales, D.S. a été confrontée aux types d’engagement spécifiques, selon les différentes classes d’âge. Si le mouvement peut connaître un nouveau départ, ce sera grâce à une nouvelle équipe, plus jeune et aux modes d’interventions renouvelées.
A signaler toutefois que le nombre de membres est resté constant depuis l’origine ; ce qui signifie que de nombreux Schaerbeekois de générations différentes nous ont rejoints pour un temps et ont ensuite été remplacés par d’autres.
– en corollaire, l’échec à fidéliser la majorité des membres dans la durée.
Ce constat s’explique notamment par le fait que l’engagement citoyen est usant à long terme et qu’il n’offrait aucune gratification financière ou psychologique (pas de mandat, ni de responsabilité officielle, pas de rémunération…). Et la nature du positionnement politique distancié et non partisan avait pour effet de ne pas pouvoir mener des projets concrets comme le peuvent des militants de partis.
– la faiblesse de la promotion et de la médiatisation de D.S.
Son action, probablement unique à Bruxelles, était de fait trop peu connue.
Ce dernier élément est aussi la conséquence de notre choix de n’avoir pas voulu institutionnaliser notre mouvement : D.S. était une association de fait.
En bref
Cette longue aventure citoyenne a été portée par des centaines de militants bénévoles, sans l’aide de permanents salariés et de subsides publics ou privés. Elle a certainement transformé les comportements et les pratiques des mandataires publics de Schaerbeek. C’est là l’essentiel, qui n’est pas vraiment mesurable !
Les membres de notre mouvement partageaient la conviction que la démocratie – oh combien fragile aujourd’hui – est un bien trop précieux que pour la laisser entre les mains d’experts et des seuls professionnels de l’action politique.
Annexe :
Déclaration fondamentale de D.S. (en résumé)
- Au service de tous les habitants, y compris de ceux qui ne votent pas.
La première tâche de la commune est de favoriser la cohabitation entre groupes différents.
- Participation la plus active.
Le pouvoir communal doit être à l’écoute de tous les habitants, en encourageant les possibilités d’interpellation du conseil communal, en valorisant toutes les structures locales de négociation, etc.
- Proche des citoyens.
Il importe de veiller à l’accessibilité des guichets et services communaux. Il est essentiel que les services de police jouent un rôle de prévention et pas seulement de répression.
- Politique de rénovation.
La commune doit notamment poursuivre la politique de rénovation des logements sociaux et lutter contre le délabrement de certains quartiers.
- Politique dynamique pour la jeunesse, l’enseignement, la culture et les sports.
- Politique sociale renforcée.
Face à un contexte de dualisation et de paupérisation croissante, la politique sociale et particulièrement celle du CPAS doivent être renforcées.
Notes explicatives :
(1) Ce groupe de Schaerbeekois s’est réuni à l’initiative de Michel Biart, président du P.C. Schaerbeekois, et de Luc Uytdenbroek.
Jean-Marie Faux rédigea le projet de déclaration-pétition.
(2) Il s’agissait de : Shemsedin Balaj, Michel Biart, Françoise Hees, Geneviève Laloy, Luc Lenel, Philippe Lievrouw, Pierre Massart, Luc Uytdenbroek, Marc Van Eerdewegh, Felipe Van Keirsbilck, Ria Willem.
(3) Se sont succédés depuis fin 1988 : Michel Biart, Marc Van Eerdewegh, Katty Hemelaer, Jean-Marie Faux, Jean-Luc de Wilde, Geneviève Laloy, Gisèle Vandercammen, Lydia Doïnoff, Pierre Massart, Myriam Bayet, Claire Mergeay, Monique Van Bael, Sylvie Kempgens, Luc Uytdenbroek, Michel Willemse, Jean Peeters.
(4) Ce fut le plus souvent : André Degand, remplacé parfois par Claude Archer, Elisabeth Cohen, Anne Deroitte, Jean Peeters, Luce Schweitzer, Malte Woydt.
(5) Ces tâches furent assurées durant une longue période par Colette Scheenaerts, Myriam Bayet, Christian Van Uffel, Xavier Closon, Anne Deroitte et Mireille Vander Weerden.
(6) Ce groupe porteur est composé de : Elisabeth Cohen, André Degand, Anne Deroitte, Lydia Doïnoff, Sylvie Kempgens, Albert Martens, Jean Peeters et Luc Uytdenbroek.