article: Compte-rendu de l’Assemblée générale de Démocratie Schaerbeekoise du 12 février 2014 : « Comment le CPAS de Schaerbeek fait-il face à la crise sociale ? »

Les intervenants :
Renaud Maes, chercheur à l’ULB sur les questions de politique sociale
Bernadette Schaeck, représentante de l’aDAS (Association de Défense des allocataires sociaux)
Dominique Decoux, Présidente du CPAS de Schaerbeek
Modérateur :
Michel Willemse, membre du bureau de Démocratie schaerbeekoise

1e intervention de Renaud Maes
Bref historique
Le CPAS est une institution spécifique à la Belgique. Il représente le pôle « assistantiel » de la sécurité sociale. Son action se veut un soutien au chef de famille, ce qui marque l’influence historique de l’Église sur cette institution.
Le CPAS tel qu’on le connait aujourd’hui est un héritage des 30 glorieuses, à une époque où la politique d’État-providence se concrétisait par une relative générosité. L’existence des CPAS est en fait une concrétisation du principe constitutionnel consistant à accorder à tous le droit de vivre conformément à la dignité humaine.
Depuis les années 70 et jusqu’à l’heure actuelle, la politique de l’État s’est orientée, sous l’influence du SP.A notamment, vers ce que l’on appelle « l’État social actif » : les allocataires sociaux font désormais l’objet d’une activation à l’emploi, ils doivent donc faire la preuve d’une recherche active d’emploi ou prouver que leur situation est trop pathologique pour ce faire.
Avec la crise actuelle, on assiste à de nouvelles évolutions. En effet, le différentiel entre le nombre d’emplois disponibles et le nombre de demandeurs d’emploi s’est creusé, notamment à Bruxelles où il atteint les proportions les plus importantes en Belgique. Par ailleurs, le taux de décrochage scolaire est important, en particulier à Bruxelles.
Les « articles 60 »
L’article 60 de la loi organique des CPAS permet au CPAS d’employer (avec un salaire minimum) des allocataires sociaux afin qu’ils puissent récupérer leur droit à certaines prestations sociales (les allocations de chômage notamment) et pour augmenter leurs chances d’insertion socioprofessionnelle. Dans ce cadre, des recherches mettent en évidence le « carrousel de l’activation » : des personnes exclues du droit aux allocations de chômage se retrouvent au CPAS ; après avoir travaillé en tant qu’article 60, ils retrouvent leur droit au chômage mais s’en font exclure après un certain temps ; ils redeviennent alors dépendants du CPAS et sont à nouveau employer en tant qu’article 60, et ainsi de suite. Ces recherches ont mis en évidence qu’à chaque cycle, les personnes s’appauvrissent, certaines finissant même par sortir du circuit en ne bénéficiant plus d’aucune aide.
Lorsqu’il leur est proposé un emploi sous statut d’article 60, les usagers du CPAS le vivent généralement bien : ils ont l’impression ainsi de ne plus être considérés comme « assistés ». Néanmoins, les employeurs de manière générale, et les agents de l’ONEm en particulier, voient d’un mauvais œil le statut d’article 60 considérant qu’il ne s’agit pas d’une véritable expérience professionnelle. Or, les attestations fournies aux usagers par le CPAS de Schaerbeek mentionnent toujours le statut d’article 60, ce qui leur est préjudiciable dans leur recherche d’emploi ultérieure.
Par ailleurs, l’usage fréquent des emplois sous le statut d’article 60 se fait au préjudice d’emplois stables, voire d’emplois statutaires. Cet effet de substitution a pour conséquence une précarisation de l’emploi.
Dérogation pour motif d’équité
Sous certaines conditions, les bénéficiaires de l’aide du CPAS ne sont pas contraints à la recherche d’un emploi. C’est le cas notamment en ce qui concerne les usagers qui souhaitent poursuivre des études, un diplôme pouvant augmenter leurs chances d’insertion socioprofessionnelle. Il s’agit là d’une prérogative laissée à l’appréciation des CPAS, ce qui engendre de grandes disparités selon les communes. De plus, la jurisprudence des Tribunaux du travail en la matière est erratique.
1e intervention de Bernadette Schaeck
Parmi les raisons qui ont présidé à la création de l’aDAS, on peut mentionner le fait que les usagers des CPAS ne sont pas organisés, qu’ils ne sont pas syndiqués et qu’ils sont confrontés à des problèmes complexes. Parmi les difficultés qu’ils rencontrent le plus souvent, on retrouve :
le non-respect des délais légaux (traitement de dossiers, réponse aux demandes, versement des aides, etc.) ;
les enquêtes sociales intrusives ne respectant pas la vie privée des usagers ;
l’inversion de la charge de la preuve qui contraints les usagers à justifier sans cesse leur situation.
etc.
De manière générale, l’aDAS aide les usagers dans leurs diverses démarches vis-à-vis de leur CPAS (contacts téléphoniques, avec les avocats, etc.)
Un autre objectif de l’aDAS est d’infléchir les pratiques illégitimes des CPAS en faisant pression sur eux. Enfin, l’aDAS propose des modifications législatives à portée plus générale afin d’influer les politiques publiques à destination des allocataires sociaux.
L’aDAS estime par ailleurs que la loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale constitue un recul social net des droits des usagers. Deux aspects particuliers doivent retenir l’attention :
l’activation des allocataires (à la manière de ce qui se fait pour les allocations de chômage) ;
la contractualisation qui conditionne l’octroi des aides sociales à des contreparties de diverses natures. Elle se matérialise notamment par l’établissement d’un contrat d’intégration sociale.
La contractualisation n’est pas généralisée à l’ensemble des usagers, mais pourrait très prochainement le devenir suite à une circulaire récente de la secrétaire d’État De Block qui souhaite étendre à toutes les catégories d’usagers le contrôle de la « disposition à travailler » qui est une des six conditions d’octroi du RIS.
Intervention de Sylvie Kempgens (membre du bureau de Démocratie Schaerbeekoise)
Suite à des contacts informels avec le personnel du CPAS, « Démocratie Schaerbeekoise » souhaite relayer un certain nombre d’interrogations à l’égard de la gestion du CPAS :
une gestion dénoncée comme amateure ;
des erreurs de management ;
des erreurs de casting (pour les postes de cadre) ;
un personnel en souffrance qui ne se sent pas écouté ;
un audit qui n’a pas été suivi d’effet ;
une absence de dialogue social.
2nde intervention de Renaud Maes
Renaud Maes souhaite revenir quelques instants sur les questionnements relatifs aux conditions de travail du personnel. Selon une étude qu’il a menée en collaboration avec la fédération des CPAS wallons, les conditions de travail difficiles ne sont pas une spécificité schaerbeekoise, mais elles se rencontrent généralement dans tous les CPAS. La mission des assistants sociaux (AS) est en effet frustrée par le manque de moyens et d’outils dont ils disposent pour aider les usagers, ce qui les amène à s’épuiser dans la recherche de solution qu’il ne trouve pas toujours. Il s’agit d’ailleurs là d’une situation classiquement qualifiée de « burn out ».
Pour en revenir à la politique du CPAS de Schaerbeek, Renaud Maes souhaite questionner Mme Decoux sur l’aide médicale urgente (AMU). Il s’agit du dernier filet de sécurité, le dernier dispositif auquel, en principe, tout individu à droit. À Schaerbeek, la logique structurant l’octroi de l’AMU ne semble pas claire, elle peut donner une impression d’arbitraire. Qu’en est-il réellement sachant que la position d’Ecolo est en faveur d’un octroi systématique ?
2nde intervention de Bernadette Schaeck
Un des problèmes récurrents et spécifiques au CPAS de Schaerbeek est le non-respect des délais, qu’il s’agisse du traitement des nouvelles demandes, des convocations aux auditions, du traitement de la révision d’un dossier, etc. Pour remédier à cette situation, l’aDAS propose de donner un plus grand pouvoir de décision aux AS (ou éventuellement à des superviseurs) pour aller plus vite en évitant que toutes les décisions (notamment relatives aux dossiers les plus simples) ne soient prises par le Conseil de l’action sociale, ce qui prend beaucoup de temps.
En ce qui concerne les révisions de dossier, l’usager peut demander à être entendu lors d’une audition pour exprimer sa position. Il semblerait toutefois qu’à Schaerbeek, le comité chargé de l’audition ne soit pas le même que celui qui prend la décision. Par ailleurs, les délais de réponse sont en moyenne de 2/3 mois sachant que la loi prévoit un délai maximum d’un mois pour la prise de décision suite à une demande.
Par ailleurs, lorsqu’un usager entre pour la première fois en contact avec le CPAS, un accusé de réception ne lui serait pas fourni à ce moment, mais seulement lors du rendez-vous fixé par la suite, ce qui permet d’allonger artificiellement les délais de traitement.
Les AS sont le plus souvent inaccessibles directement aux usagers. Le call-center chargé du contact téléphonique dispatche en effet les appels vers les AS qui doivent rappeler l’usager dans les 48 heures. Si, pour une raison quelconque, ce dernier ne peut pas répondre, le processus est à recommencer depuis le début. L’aDAS estime qu’il est indispensable que les usagers puissent avoir un accès direct à leur AS, ne serait-ce que par courriel. De plus, une permanence téléphonique à certaines heures de la journée devrait être organisée.
Les visites à domicile faite à l’improviste, notamment pour prouver la réalité du domicile sont fréquentes. Or, l’absence d’une personne de son domicile ne démontre pas qu’elle n’y vit pas, sachant par ailleurs qu’elle est poussée à la recherche d’emploi par le CPAS lui-même.
Les enquêtes intrusives sont légions parmi les CPAS : inspection du frigo, de la chambre à coucher, etc. Les conclusions de ces enquêtes sont souvent abusives ; par exemple, un frigo vide sera interprété comme la preuve que l’usager ne vit pas dans son domicile déclaré, alors qu’en réalité elle est trop pauvre pour le remplir. Il faut noter toutefois que l’aDAS n’a pas été confronté à ce type de cas de figure pour le CPAS de Schaerbeek.
Pour conclure, l’aDAS est consciente du manque de moyens dont dispose les CPAS pour assurer leurs missions. Mais il s’agit parfois d’un prétexte, notamment parce que cette situation n’est pas directement liée à certaines de leurs pratiques douteuses. Par ailleurs, le CPAS de Schaerbeek dispose de 23 conseillers en insertion socio-professionnelle (ISP) pour seulement 44 travailleurs sociaux pour l’aide sociale [NDLR : plus 6 référents jeunes, nous signale B. Schaeck qui a revérifié les chiffres avancés.]. Il y a là une disproportion des moyens accordés à l’ISP alors que le traitement de base des dossiers est problématique.
La trilogie de l’action sociale est constituée ainsi : (1) les besoins vitaux ; (2) l’émancipation ; (3) la participation.
Pour l’aDAS, la plus importante de ces dimensions est la première, c’est elle qui doit faire l’objet d’un traitement prioritaire.
Intervention de Dominique Decoux
Dominique Decoux rappelle qu’elle est présidente du CPAS depuis près de 10 ans. En 2003, le CPAS octroyait 2 600 aides et 600 AMU. En 2014, il traite près de 6 000 aides et 1 700 AMU. Sans parler des aides connexes. Par ailleurs, la commune de Schaerbeek est en situation d’assainissement budgétaire depuis 2000.
Pour répondre à la question du contrôle des usagers, elle estime que la secrétaire d’État a une vision réactionnaire des usagers du CPAS. Dominique Decoux ne partage pas sa position sur le renforcement des contrôles, à l’instar de beaucoup d’autres présidents de CPAS.
En ce qui concerne les « articles 60 », sa position a fortement changé depuis le début de sa prise de fonction. En effet, la majorité des personnes qui en bénéficient ont entre 35 et 60 ans, sont peu diplômées et souvent d’origine étrangère. Pour ce public fragile, un premier emploi leur permet donc d’augmenter leurs chances de réinsertion.
Concernant la loi du 26 mai 2002 (dont elle a participé à la négociation de certains aspects à l’époque où Ecolo faisait partie du gouvernement fédéral), elle estime qu’il s’agit effectivement d’un recul sur certains aspects. Elle note toutefois qu’elle comporte aussi des avancées positives comme le droit pour l’usager d’être accompagné d’une personne extérieur de son choix, l’obligation de motiver les refus d’aide, etc.
Quant au choix des études par les étudiants bénéficiaires, le CPAS de Schaerbeek est généralement peu intrusif, même s’il s’appuie sur des organismes extérieurs (le Service d’information sur les études et les professions – SIEP, par exemple). Toutefois, lorsqu’un étudiant en 5e ou 6e professionnel souhaite effectuer des études de médecine par exemple, il y a lieu de se poser des questions. Il faut noter par ailleurs que 70% des jeunes bénéficiaires du revenu d’intégration sociale (RIS) qui poursuivent des études les réussissent. Il s’agit donc d’un véritable tremplin pour eux.
Pour revenir aux « articles 60 », il faut indiquer que 30% des bénéficiaires de ce dispositif à Schaerbeek retrouvent un emploi par la suite. Il est vrai que le CPAS de Schaerbeek recourt considérablement à ce dispositif (la moitié du salaire brut est financé par le niveau fédéral, l’autre moitié par l’employeur), mais il comporte un vrai attrait pour les bénéficiaires. Par exemple, les stewards bénéficient d’une formation « loi Tobback » payée par le CPAS qui leur permet par la suite d’exercer les métiers du gardiennage. De manière générale, les possibilités de mise à l’emploi offertes sont intéressantes. La commune et – surtout – le CPAS emploient près d’un tiers des bénéficiaires de ce dispositif. Une très grande partie est également employée par le secteur associatif, ce qui constitue une manière de soutenir ce secteur important. Par contre, le recours aux employeurs privés est limité.
En ce qui concerne les délais de traitement des dossiers, Dominique Decoux entend les critiques. Mais il faut tenir compte du contexte : le nombre d’usagers du CPAS a considérablement augmenté ces dernières années. Or, les moyens ne suivent pas.
Concernant les critiques liés à la gestion du personnel, il faut préciser qu’à l’époque de sa prise de fonction, le haut management n’était pas des plus progressistes (il s’agit d’un héritage de la politique des années précédentes). Les locaux ont toutefois été agrandis, le personnel de cadres a été renforcé pour que les travailleurs puissent avoir des interlocuteurs valables. L’accueil des usagers a été amélioré (il n’y a plus de files effroyables le matin comme il y a deux ans). Le climat social n’a jamais été aussi serein depuis très longtemps. Les griefs devraient donc comporter des éléments plus concrets.
Dominique Decoux insiste sur le fait qu’agir sur les besoins vitaux n’est pas suffisant, les usagers sont souvent abimés par la vie, il faut donc aller plus loin et leur proposer davantage (par exemple, des ateliers citoyens pour les primo-arrivants). Le travail émancipatoire est une nécessité.
De manière générale, elle souhaite réitérer le fait que le CPAS manque de moyens (notamment au niveau du support informatique). Mais elle estime qu’il n’est pas possible de gérer le CPAS comme « Coca-cola ».
Les propositions des travailleurs sur la question de l’insécurité ont été rencontrées. Certains cadres du CPAS seraient intouchables ? Elle rappelle que les fonctionnaires sont nommés et qu’ils ne peuvent être démis de leur fonction sans raison valable.
Concernant l’AMU, la politique du CPAS est cohérente : il suffit de faire compléter le réquisitoire par un médecin et l’aide est octroyée.
Revenant à la question des délais non respectés, Dominique Decoux admet cette réalité. Outre le manque de moyens, elle le justifie par le fait qu’elle souhaite mettre l’accent sur un accompagnement de qualité au détriment de la quantité.
Par contre, les enquêtes intrusives sont proscrites au CPAS de Schaerbeek ; même si l’existence de « brebis galeuses » est impossible à contrôler parfaitement.
Les travailleurs sociaux ne veulent pas être contactés directement (ni par courriel, ni par téléphone). On ne peut malheureusement pas les en obliger, même si elle souhaiterait qu’une permanence soit mise en place. Elle tient à préciser que la plupart des AS cherchent à bien faire leur travail.
Débat avec le public
La question suivante est posée par un membre du « Collectif solidarité contre l’exclusion » : lorsqu’une action en justice est entamée par un usager, est-il encore possible d’envisager un règlement à l’amiable ?
Dominique Decoux répond que la position du CPAS est en train d’évoluer sur cette question. La création d’un ombudsman (en l’occurrence une ombudswoman, Marie Buffet) implique qu’une médiation sera dorénavant possible même au cours d’une procédure de justice.
Une autre question est posée concernant les démarches à effectuer en cas de déménagements. Sachant que les plus pauvres changent beaucoup plus fréquemment de domicile que les plus riches, ne faudrait-il pas que les CPAS puissent s’échanger les informations sur le dossier des usagers afin d’en accélérer le traitement ?
Dominique Decoux répond que l’échange d’informations entre CPAS peut être dangereux car il peut aboutir à une surveillance accrue des usagers qui ne leur serait pas forcément favorable. Elle souligne que, de manière générale, toute mesure favorisant l’harmonisation des pratiques aboutirait à un nivellement des droits des usagers par le bas.
Renaud Maes indique que certains CPAS bruxellois ne respectent pas les décisions du tribunal du travail. Une coordination au niveau régional ne serait-elle pas possible ? Il songe notamment à la conférence des présidents de CPAS de Bruxelles.
Bernadette Schaeck indique pour sa part que c’est avant tout la contractualisation des aides sociales qui autorise une marge d’interprétation dans leur octroi, plutôt que l’échange d’informations. Elle indique par ailleurs qu’il n’existe pas à ce jour de statistiques sur les exclusions ou même les refus d’aide sociale. Elle fustige le double discours des CPAS qui dénoncent la politique d’activation de l’ONEm vis-à-vis des chômeurs – ce qui tend à augmenter le nombre de demandes vers les CPAS – alors que leurs propres pratiques en la matière sont parfois pires.
Dominique Decoux dit vouloir tordre la contractualisation pour en faire un outil d’émancipation permettant de remettre debout les usagers du CPAS. Elle se prononce enfin contre l’existence de la conférence des présidents de CPAS.